Les employeurs qui disent « non » au télétravail sont-ils has been ?

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Les employeurs qui disent « non » au télétravail sont-ils has been ?

| Le 25 / 04 /2022 • Par Gwenole Guiomard CADRE EMPLOI |

TEMOIGNAGES – Le télétravail est devenu synonyme d’une entreprise cool et bienveillante à l’égard de ses salariés. Pourtant, certains employeurs résistent et avancent des arguments humanistes pour se passer du home office. Valeur travail érodée, dissolution du collectif, délitement du lien humain… Revue de détails de leurs arguments « anti », mais sans parti-pris, afin d’alimenter les débats sur cette pratique majoritairement plebiscitée par les salariés, beaucoup moins par leurs employeurs.
Des représentants d’entreprise, des experts et des salariés s’expriment sur le refus du télétravail.

Ils témoignent

  • Benoît Salin, gérant des bureaux d’ingénieur et d’architecture CER (Conseil étude réalisation) et CEA (Conseil étude et architecture)
  • Emilie Alaoui, la coach co-fondatrice d’Upfeel, une plateforme de e-learning qui cherche à recréer du lien entre les équipes où qu’elles soient
  • Jean-François Faure, PDG d’AuCoffre.com, une plateforme d’achat et de vente de métaux précieux
  • Lydie Recorbet, chargée de mission à l’Orse (Observatoire de la responsabilité sociétale des entreprises
  • Emilie Jamgotchian, journaliste du pôle « food » à l’agence de presse lot-et-garonnaise Com’presse (Astaffort)

La messe devait être dite. L’étude « Le futur du travail vu par les DRH » d’avril 2022 du Boston consulting group en association avec l’ANDRH aurait dû poser  les canons de la loi : « Le travail hybride devient la norme et se stabiliserait autour de 2 jours par semaine », a précisé le cabinet de conseil. Contactés, ces consultants ajoutaient ne pas avoir pris en considération les employeurs ne proposant pas de télétravail. Selon le BCG, 26 % des employeurs proposent 1 jour de « home office », 46 % en distillent 2 jours, 23 % 3 jours, 4 % 4 jours et 1% sont en « tout télétravail » (en « full remote » en bon anglais). Mais quid des employeurs ne proposant pas de télétravail ? Sont-ils des archaïques, des conservateurs, des vieux fossiles qui ne survivront pas à la post pandémie ?

Le télétravail altère la productivité et le moral

L’opposition, pourtant, peut venir des boîtes les plus en pointe de la planète. Ainsi Google et Apple ont cassé l’ambiance chez les afficionados du télétravail à volonté. Depuis le 4 avril dernier, les employés de Google ont dû revenir au bureau sous un format hybride – 3 jours de présentiel et 2 jours à distance. Même changement d’ambiance chez Apple : Tm Cook a fixé la date au 11 avril pour un retour dans les locaux au moins 1 jour par semaine, puis 2 jours à partir du 3 mai et 3 jours le 23 mai.

Dans un article paru sur son site, le magazine Fortune – la bible libérale américaine –  a mis en avant un témoignage de Laszlo Bock, l’ancien DRH de Google, qui juge que cette organisation «  ne durerait pas et qu’après 3 à 5 ans d’expérience en hybride, Google et les autres reviendraient au tout présentiel ».

C’est ce que M. Bock appelle la « Boil the frog method ». Il s’agit de la propension qu’auraient les grenouilles à s’échapper d’une marmite d’eau bouillante alors qu’elles accepteraient de rester dans une eau que l’on ferait bouillir lentement… Selon Laszlo Bock, la décision de ces entreprises est une manière de « faire bouillir lentement les employés » avant de les faire revenir au bureau. Il estime que ce revirement sera terrible pour le moral et la productivité.

Le télétravail corrode la valeur du travail

« Depuis deux ans, alors que cela se passait super bien avant, les liens entre nos salariés se sont délités et cela a un impact sur la fluidité de notre travail et sur notre productivité ». Le dirigeant qui parle ne veut pas être cité.

Ce n’est pas le cas de Benoît Salin, gérant des bureaux d’ingénieur et d’architecture CER (conseil étude réalisation) et CEA (conseil étude et architecture) qui emploient 8 salariés. Mais son discours est similaire. Le télétravail altère cohésion, motivation et valeur du travail. C’est une histoire qu’il raconte volontiers. L’autre jour, je devais rencontrer quatre clients différents. Trois m’ont fait faux bond ! Cela ne m’était jamais arrivé avant la généralisation du télétravail post-pandémie.

Benoît Salin, gérant CER et CEA. Photo © Samuel Dhote

Selon Benoît Salin, l’organisation incluant du télétravail engendre « une perte de cohésion et, in fine, une perte de motivation. » Y compris chez les clients puisque les rendez-vous sautent plus souvent qu’avant. « C’est pour préserver la qualité du travail que nous refusons le télétravail. Tout le monde est, chez nous, en présentiel sauf un architecte, poursuit-il. Nous n’avons rien imposé. Mais il me semble impossible de travailler ensemble à distance. Nous sommes une TPE dont la présence de chaque salarié est indispensable ».

Le télétravail dissout l’esprit collectif

Le télétravail peut avoir pour conséquence de passer du travail individuel à de l’individualisme. C’est ce qu’exprime Emilie Alaoui, la coach co-fondatrice d’Upfeel, une plateforme e-learning dont le but est de « recréer du lien dans les équipes à distance ou en présentiel » : En télétravail, on passe de visioconférence en visioconférence. Il n’y a plus de moments informels où l’on peut discuter, échanger, partager. Cela nuit au développement d’un état d’esprit collectif et donc au mieux vivre ensemble.

Emilie Alaoui, coach et co-fondatrice d’Upfeel

Même constat chez AuCoffre.com, une plateforme d’achat et de vente de métaux précieux créée en 2009, qui emploie 40 salariés et prévoit 15 recrutements en 2022. Son PDG, Jean-François Faure, a testé le full remote (télétravail total) avec ses équipes. Tout compte fait, il ne compte pas poursuivre l’expérience : Côté bénéfice, on a constaté un accroissement de la productivité de nos salariés et la possibilité de mieux gérer vie pro et vie perso. Malgré tout, le “full remote” me semble dysfonctionnel. Certains salariés ne veulent plus sortir de chez eux et on subit une perte de lien relationnel qui conduit inexorablement à un abaissement de la performance d’une entreprise. Le home office en excès fait perdre une dynamique de groupe, le sens des projets en commun. Nous voulons, nous, bâtir des projets ensemble, avoir une fierté de valeurs partagées. Avec le télétravail, tout cela finit par s’effilocher puis disparaitre. C’est pourquoi, chez nous, la règle doit demeurer un travail en présentiel avec des options de télétravail mises en œuvre de façon harmonieuse, sécurisée et pérenne.

Jean-François Faure, PDG de AuCoffre.com

Le télétravail perturbe un certain « management à la française »

C’est ce qu’avance Jean-Luc Petithuguenin, président de Paprec, un leader français du recyclage et de la collecte des déchets qui emploie 12 500 personnes. Interviewé dans le Figaro, il précise que « le télétravail n’est pas notre point fort. Chez Paprec, on est heureux de venir au bureau, car on s’entend bien avec ses collègues ». Et d’atomiser au passage son corollaire, le flex office, autrement dit le bureau flexible : « Le flex office ne marchera pas. Qui a envie de venir dans un bureau où il n’a même pas un petit espace à lui pour la photo de ses enfants ? » 

Le télétravail occasionne une perte de repères pour certains managers à la française qui ont besoin d’avoir leur troupe sous les yeux… Un management « visuel » qui, en télétravail, occasionne encore plus de défiance. Ces managers n’ont pas toujours conscience qu’ils freinent l’autonomie des salariés et avancent des arguments altruistes : ils disent avoir des difficultés à repérer les signaux faibles signalant un problème ressenti par le collaborateur.

Lydie Recorbet

« Cette culture du présentéisme est mise en avant par les syndicats avec qui on a échangé.  Elle explique les freins au télétravail selon eux », explique Lydie Recorbet, chargée de mission à l’Orse (Observatoire de la Responsabilité Sociétale des Entreprises). Cette association de 100 membres promeut et informe via des ouvrages sur les pratiques RSE en France. Elle vient de publier l’étude « Benchmark sur les accords de télétravail » publiée en mars 2022.

Le télétravail ralentit l’intégration des nouveaux embauchés

Un dernier argument des « anti » ? Il complique l’intégration des “nouveaux”. Certes le confinement a prouvé qu’il est tout à fait possible d’accueillir un nouveau collaborateur en 100% remote et de lui faire suivre un parcours d’intégration à distance.

Mais quand on aime bosser en entreprise pour les contacts humains, les collègues en chair et en os ne sont pas une option. C’est le cri du cœur d’Emilie Jamgotchian, 25 ans, journaliste du pôle « food » à l’agence de presse lot-et-garonnaise Com’presse. Elle vient tout juste de quitter Paris pour prendre son nouveau job à Astaffort. Et pour elle, pas question de télétravailler : J’ai fait 600 kilomètres pour prendre ce poste. Ce n’est pas pour faire du home office. Etre en présentiel me permet de connaître mes collègues, d’échanger avec eux, de m’intégrer, me former. Tout cela ne fonctionnerait pas si j’étais en télétravail. Je n’ai pas non plus d’espace dédié chez moi et je n’ai pas envie de me retrouver seule dans mon appartement. Le contact humain est, pour moi primordial

Emilie Jamgotchian, journaliste du pôle « food » chez Com’presse

Le télétravail reste minoritaire en France

La majorité, silencieuse, des employeurs serait-elle défavorable au télétravail ? C’est ce qu’avance, en filigrane, l’étude de l’Apec, « Télétravail des cadres : entreprises et managers à la recherche de nouveaux équilibres ». On y mesure une France des employeurs à l’intérêt pour le télétravail « modéré » : « 41 % des entreprises au global se déclarent favorables au télétravail pour leurs cadres, annonce l’Apec. Et les ETI / grandes entreprises y sont nettement plus ouvertes (72 %) que les PME (44 %) ou les TPE (34%) ».

Conclusion : pour un grand nombre d’irréductibles dirigeants (gaulois), le télétravail constitue un lent poison à combattre.